En 1978, Le Monde se scandalisait du fichier SAFARI du simple fait que le numéro de sécurité sociale puisse être transmis aux impôts , aujourd’hui l’ensemble de notre vie numérique l‘ est dans la quasi indifférence: On est passé du SAFARI pour chasser les Français à un confortable ZOO numérique.
Le 17 octobre, la CNIL a ouvert la cage et rappelle que la mise en place d’un traitement de reconnaissance faciale, dans le seul but de fluidifier et de sécuriser les accès n’apparaît ni nécessaire, ni proportionnée, a fortiori lorsqu’il s’applique à une population vulnérable, en l’espèce des lycéens mineurs de la région Sud. D’autant que l’expérimentation a été financée par l’entreprise américaine « Cisco » qui comme le rappelle la Quadrature du Net « profite ici de la politique sécuritaire des élus locaux pour tester ses technologies de surveillance sur les lycéens ».
Ce traitement a eu ainsi pour défenseur, tant le président de la région Sud, Renaud Muselier, que le maire de Nice féru de ce type de techniques, ou le député Éric Ciotti.
L’attelage Muselier-Estrosi-Ciotti a une apparence : celle de la vertueuse posture d’indignation, victimes autoproclamées dans leurs tweets et communiqués vengeurs, de la position « poussiéreuse » de la CNIL.
L’attelage Muselier-Estrosi-Ciotti a une réalité : celle de l’arbitraire qui n’a de cesse de se justifier pour cacher son incohérence. Il eut suffi en effet pour éviter le couperet de s’inscrire dans une posture de collaboration et non d’évitement. Comme transmettre en amont le projet d’étude d’impact (PIA) à la CNIL pour bénéficier gratuitement à l’instar des autres organismes, qu’ils soient privés ou publics, de ses observations, assistance et conseils. De réaliser ensuite une véritable analyse d’impact, laquelle ne s’improvise pas et nécessite des compétences particulières pour documenter utilement les raisons de l’expérimentation, et enfin de réfléchir aux mesures alternatives et à la nécessaire proportionnalité.
Cet attelage, à l’insu de son plein gré, peut pourtant nous amener à nous poser les bonnes questions :
La CNIL est-elle hors sol ou « poussiéreuse » à en lire les diatribes de certains ? Les juridictions sont-elles dépassées dans leurs compréhensions des perspectives vertigineuses ouvertes par la reconnaissance faciale ?
Notre analyse des bénéfices-risques est-elle tronquée ?
Devons-nous être adeptes du crédit social à la chinoise ou de la nouvelle école des fans, qui se structure autour de cette technologie, qui nous amène à être non plus des sujets de droits, mais de points ? Les récents événements à Hong Kong, avec leur déferlante de masques et de maquillage « à la mode Joker » sont une triste pantomime comme réponse à cette société de contrôle.
En matière de répressions, les exemples étrangers sont contagieux et servent souvent de modèles, sous couvert d’enjeux de compétitivité. Comme le synthétise, non sans cynisme Olivier O : « expérimenter la reconnaissance faciale est nécessaire pour que nos industriels progressent ».
D’autant que les élus, fragilisés par les baisses de dotations sont appâtés par ces financements clefs en main proposés par des multinationales, qui sous couvert de générosité, œuvrent à la privatisation de l’espace public.
De manière plus générale, sous couvert de modernité, la reconnaissance par le visage, qui est à la base de toute interaction sociale se trouve désormais être à l’avant-garde des techniques sécuritaires sans qu’aucune réflexion d’envergure ne soit réellement menée. D’autant que cette donnée biométrique est bien singulière en ce qu’elle traduit, comme la voix, nos émotions et nos états d’âme …
Trop souvent, une confusion est entretenue entre le régime juridique de la vidéoprotection et celui attenant aux systèmes de reconnaissance faciale. Si les moyens sont identiques, les conséquences pour la vie du citoyen sont radicalement différentes. Là où la videosurveillance ne servait qu’en cas d’infraction, la reconnaissance faciale est quant à elle continue et diffuse.
Désormais la société de transparence cherche à s’imposer à tous: qu’il s’agisse de l’enregistrement systématique des déplacements ou du croisement incestueux entre le fichier TAJ et TES en passant par le panoptique fiscal de l’article 57 du projet de loi de finances permettant aux services fiscaux et douaniers de siphonner massivement les réseaux sociaux aux pour « la prévention » de la fraude, et dont il y’a fort lieu de craindre qu’il ne se diffuse à d’autres administrations. IL y a désormais une confusion volontairement entretenue entre Smart city et safe city. Pensons à l’enseignement de la « plaisanterie » de Milan Kundera, il n’y a pas de liberté possible face à la transparence absolue, surtout quand cette transparence se fonde sur ce qui fait notre identité. La société devient pornographique, sous couvert d’information permanente, l’apparence devient la réalité.
Pour le plaisir d’une frayeur, pas si futuriste que cela, plongeons-nous dans ce meilleur des mondes possible.
Selon que vous vous promeniez benoîtement dans la rue et vous entriez dans une Église, qui se trouve au fond d’une impasse, la vidéosurveillance doublée à la reconnaissance faciale, implique que désormais une base de données municipale ou privée a enregistré sans raison une donnée intime relative à votre religion. Et la récurrence d’une telle information donne une indication sur votre degré de pratique religieuse, ce qui demain peut nous ramener à de tristes souvenirs.
Selon vous vous retrouviez pour d’autres pratiques devant un Hôtel à 16h, cela plusieurs fois par mois, pour y ressortir deux heures plus tard, voilà qu’une base de données a enregistré et qu’un algorithme de ciblage comportemental bien dressé donne à ses maîtres le détail poli de notre appétit pour des liaisons plus ou moins « dangereuses ». Malheureusement, il est possible de décliner cela à l’infini dans une société prédictive, de votre entrée à l’école à vos trajets de bus…
Le danger c’est l’auto-censure qui tire l’opinion publique par la manche, ou encore l’acceptabilité ou anesthésie sociale actuelle via un droit d’exception , « des instances spécifiques » qui ont vocation à nous décharger de la frayeur de débattre sur ces sujets.
La lâcheté rend subtil », et Cioran mieux que le Joker nous renvoie à notre responsabilité de citoyens. Le Joker va jouer les prolongations eu égard à la propension des personnes publiques à utiliser les techniques de reconnaissance faciale. Si certaines utilisations peuvent être considérées comme légitimes, au premier rang desquels la lutte contre le terrorisme, il convient de s’interroger sur les dérives sécuritaires et la tendance actuelle à la banalisation de ces pratiques.
S’il faut se satisfaire des outils de régulation tels que le RGPD permettant individuellement ou collectivement d’exercer nos droits, il ne s’agit pas de sombrer dans le piège de l’apparente modernité ni des faux débats. Les citoyens connectés sont appelés à reprendre le contrôle via des institutions judiciaires et instances indépendantes régulatrices appelées à jouer un vrai rôle sous peine de nous voir réduits un jour à devoir arpenter nos rues en « joker grimaçants » pour espérer un espace d’intimité. Le droit à la protection des données personnelles est aujourd’hui le champ de bataille de la vie privée, et constitue un droit à « être laissé en paix ». Dans cette guerre, pour le contrôle de la donnée faciale, les timides avancées de la CNIL se situe malheureusement plus dans le champ du débat que de l’encadrement normatif. D’autant que le législateur a récemment montré une forme de défiance vis-à-vis des positions de la CNIL, au nom de l’impératif d’adaptation. Face à cette pente glissante ; il est plus que jamais urgent de faire notre l’injonction de Roland Barthes qui ouvre son journal de deuil « tout d’un coup il m’est devenu indifférent de ne pas être moderne ».
Cet article a été co-écrit avec Marc Stulzman
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3Ce panoptique fiscal aurait été adopté par l’Assemblée Nationale dans le cadre de l’examen de l’article 57du projet de loi de finances pour 2020, malgré les réticences de la CNIL, laquelle mentionnait des risques importants en raison du caractère intrusif du procédé, ainsi que celles du Conseil d’État, lequel estimait que cette mesure était en réalité un cavalier législatif ne relevant pas du domaine de la loi de finances.
4M. Kundera, la plaisanterie, Folio, 1975, 480 p.
5https://www.cnil.fr/fr/reconnaissance-faciale-pour-un-debat-la-hauteur-des-enjeux
6R. Barthes, Journal de deuil, 2009, Le seuil, 280 p.